Aveugle né

*

Lucrèce, De la Nature. II. 739.

Les aveugles-nés, qui jamais n'ont distingué la lumière du soleil
savent pourtant dés leur jeune âge reconnaître au toucher des corps
dépourvus pour eux de toute couleur;
d'où l'on peut conclure que notre esprit peut arriver à la notion de corps
dont la surface est absolument incolore.
Nous-mêmes enfin, quand dans les ténèbres aveugles nous touchons un objet,
nous ne sentons pas qu'il soit teint d'aucune couleur.

*

John Locke, Essai sur l'entendement humain. Livre II. Chapitre IX. § 8.

J'insérai ici un problème du savant Monsieur Molyneux,
qui emploie si utilement son beau génie à l'avancement des sciences.
Le voici tel qu'il me l'a communiqué lui-même dans une lettre
qu'il m'a fait l'honneur de m'écrire depuis quelque temps:
supposez un aveugle de naissance,
qui soit présentement homme fait,
auquel on ait appris à distinguer par l'attouchement un cube
et un globe du même métal et à peu près de la même grosseur,
en sorte que lorsqu'il touche l'un et l'autre, il puisse dire quel est le cube, et quel est le globe.
Supposez que le cube et le globe étant posés sur une table,
cet aveugle vienne à jouir de la vue.
On demande si en les voyant sans les toucher il pourra les discerner,
et dire quel est le globe et quel est le cube.
Le pénétrant et judicieux auteur de cette question répond en même temps que non:
car, ajoute-t-il, bien que cet aveugle ait appris par expérience
de quelle manière le globe et le cube affectent  son attouchement,
il ne sait pourtant pas encore que ce qui affecte son attouchement de telle ou telle manière
doive frapper ses yeux de telle ou telle manière,
ni que l'angle d'un cube qui presse sa main d'une manière inégale
doive paraître à ses yeux tel qu'il paraît dans le cube.

*

Condillac, Traité des sensations. I. 11.
D'un homme borné au sens de la vue

On doit rendre à M. Molineux la justice d'avoir le premier
formé des conjectures sur la question que nous traitons.
Il communiqua sa pensée à un philosophe: c'était le seul moyen de se faire un partisan.
Locke convint avec lui qu'un aveugle-né dont les yeux s'ouvriraient à la lumière,
ne distinguerait pas à la vue un globe d'un cube.

*

Condillac, Traité des sensations. III. 5.

D'un aveugle-né à qui les cataractes ont été abaissées.
Quand il commença à voir,
les objets lui parurent toucher la surface extérieure de son oeil;
et il n'apercevait qu'une surface égale à la grandeur de son oeil.

*

Condillac, Traité des sensations. III. 6.

Un moyen bien sûr pour faire des expériences capables de dissiper tous les doutes,
ce serait d'enfermer dans une loge de glace,
l'aveugle à qui on viendrait d'abattre les cataractes.
Car ou il verra les objets qui sont au-delà, et jugera de leur forme et de leur grandeur;
ou il n'apercevra que l'espace borné par les côtés de sa loge,
et ne prendra ces objets que pour des surfaces différemment colorées
qui lui paraîtront s'étendre, à mesure qu'il y portera la main.
Dans le premier cas,
ce sera une preuve que l'oeil juge, sans avoir tiré aucun secours du tact;
et dans le second , qu'il ne juge qu'après l'avoir consulté.

*

Condillac, Traité des sensations. IV. 8.

J'ouvre les yeux à la lumière,
et je ne vois d'abord qu'un nuage lumineux et coloré.
Je touche, j'avance, je touche encore:
un chaos se débrouille insensiblement à mes regards.
Le tact décompose en quelque sorte la lumière;
il sépare les couleurs, les distribue sur les objets, démêle un espace éclairé,
et dans cet espace des grandeurs et des figures, conduit mes yeux jusqu'à une certaine distance,
leur ouvre le chemin par où ils doivent se porter au loin sur la terre, et s'élever jusqu'aux cieux:
devant eux, en un mot, il déploie l'univers.
Alors ils paraissent se jouer dans des espaces immenses;
ils manient les objets auxquels le toucher ne peut atteindre; ils les mesurent;
et, les parcourant avec une rapidité étonnante,
ils semblent enlever ou donner à mon gré l'existence à toute la nature.
Au seul mouvement de ma paupière, je crée ou j'anéantis tout ce qui m'environne.

*