Lorsque Zarathoustra eut atteint sa trentième année, il quitta sa patrie et le lac de sa patrie et s'en alla dans la montagne. Zarathoustra descendit seul des montagnes, et il ne rencontra personne.  Il s'appelait Zarathoustra, mais il s'est transformé. Tu portais alors ta cendre à la montagne; veux-tu aujourd'hui porter ton feu dans la vallée?  Trop longtemps sans doute j'ai vécu dans les montagnes, j'ai trop écouté les ruisseaux et les arbres: je leur parle maintenant comme à des chevriers. Placide est mon âme et lumineuse comme la montagne au matin. Mais ils me tiennent pour un coeur froid et pour un bouffon aux railleries sinistres. Et les voilà qui me regardent et qui rient: et tandis qu'ils rient ils me haïssent encore. Il y a de la glace dans leur rire." Monter sur de hautes montagnes pour tenter le tentateur?  Qu'arriva-t-il alors, mes frères? Je me suis surmonté, moi qui souffrais, j'ai porté ma propre cendre sur la montagne, j'ai inventé pour moi une flamme plus claire. Et voici! Le fantôme s'est éloigné de moi! Maintenant, croire à de pareils fantômes ce serait là pour moi une souffrance et une humiliation. Sur les montagnes le plus court chemin va d'un sommet à l'autre. Celui qui plane sur les plus hautes montagnes se rit de toutes les tragédies de la scène et de la vie. Et comme il allait un soir seul par la montagne qui domine la ville appelée "la Vache multicolore", il trouva dans sa promenade ce jeune homme, appuyé contre un arbre et jetant sur la vallée un regard fatigué. Cet arbre s'élève seul sur la montagne; il a grandi bien au-dessus des hommes et des bêtes. Alors Zarathoustra retourna dans les montagnes et dans la solitude de sa caverne pour se dérober aux hommes, pareil au semeur qui, après avoir répandu sa graine dans les sillons, attend que la semence lève. Mon âme bouillonne dans les vallées, quittant les montagnes silencieuses et les orages de la douleur.  Formidable, se soulèvera ma poitrine, formidable elle soufflera sa tempête sur les montagnes: c'est ainsi qu'elle sera soulagée. Ma sagesse sauvage a été fécondée sur les montagnes solitaires; sur les pierres arides elle enfanta le plus jeune de ses petits. Il faut que ceux qui cherchent la connaissance apprennent à construire avec des montagnes! c'est peu de chose quand l'esprit déplace des montagnes, - le saviez-vous déjà? A cette époque donc, tandis que Zarathoustra séjournait dans les Iles Bienheureuses, il arriva qu'un vaisseau jeta son ancre dans l'île où se trouve la montagne fumante; et son équipage descendit à terre pour tirer des lapins. J'avais renoncé à toute espèce de vie; tel fut mon rêve. J'étais devenu veilleur et gardien des tombes, là-bas sur la solitaire montagne du château de la Mort. Trois fois des coups frappèrent à la porte, semblables au tonnerre, les voûtes retentirent et hurlèrent trois fois de suite: alors je m'approchai de la porte. Alpa! m'écriais-je, qui porte sa cendre vers la montagne? Alpa! Alpa! qui porte sa cendre vers la montagne?  "O Zarathoustra, qui a des montagnes à déplacer, déplace aussi des vallées et des bas-fonds." - Et je répondis: "Ma parole n'a pas encore déplacé de montagnes et ce que j'ai dit n'a pas atteint les hommes.  Celui qui plane sur les hautes montagnes se rit de toutes les tragédies de la scène de la vie. Zarathoustra, tout en montant la montagne, songea en route aux nombreux voyages solitaires qu'il avait accomplis depuis sa jeunesse, et combien de montagnes, de crêtes et de sommets il avait déjà gravis. Je suis un voyageur et un grimpeur de montagnes, dit-il à son coeur, je n'aime pas les plaines et il me semble que je ne suis pas rester tranquille longtemps. Pour voir beaucoup de choses il faut apprendre à voir loin de soi: - cette dureté est nécessaire pour tous ceux qui gravissent les montagnes.  Je suis devant ma plus haute montagne et devant mon plus long voyage: c'est pourquoi il faut que je descende plus bas que je ne suis jamais monté: plus bas dans la douleur que je ne suis jamais descendu, jusque dans l'onde la plus noire de douleur! Ainsi le veut ma destinée: Eh bien! Je suis prêt. D'où viennent les plus hautes montagnes? c'est que j'ai demandé jadis. Alors, j'ai appris qu'elles viennent de la mer. Ce témoignage est écrit dans leurs rochers et dans les pics de leurs sommets. C'est du plus bas que le plus haut doit atteindre son sommet. - Ainsi parlait Zarathoustra au sommet de la montagne où il faisait froid. Un sentier qui montait avec insolence à travers les éboulis, un sentier méchant et solitaire qui ne voulait plus ni des herbes ni des buissons, un sentier de montagne criait sous le défi de mes pas. Là-bas, où les tempêtes se précipitent dans la mer, où le pied de la montagne est baigné par les flots, il faudra que chacun monte la garde de jour et de nuit, veillant pour faire son examen de conscience.  Et quand je gravissais les montagnes qui cherchais-je sur les sommets, si ce n'est toi? Lorsque Zarathoustra revint sur la terre ferme, il ne se dirigea pas droit vers sa montagne et sa caverne. Avec les pieds chauds, les pensées chaudes, je cours où le vent se tient coi, - vers le coin ensoleillé de ma montagne des Oliviers.  C'est pourquoi je ne leur montre que l'hiver et la glace qui sont sur mes sommets - je ne leur montre pas que ma montagne est entourée de toutes les ceintures de soleil! Pendant ce temps, les pieds chauds, je cours çà et là, sur ma montagne des Oliviers; dans le coin ensoleillé de ma montagne des Oliviers, je chante et je me moque de toute compassion.- Ainsi chantait Zarathoustra.   EN PASSANT En traversant ainsi sans hâte bien des peuples et mainte ville, Zarathoustra retournait pas des détours vers ses montagnes et sa caverne. Il ne faut pas remuer le marais. Il faut vivre sur les montagnes. C'est avec des narines heureuses que je respire de nouveau la liberté des montagnes!  Que la hauteur solitaire ne s'esseule pas éternellement et ne se contente pas de soi; que la montagne descende vers la vallée et les vents des hauteurs vers les terrains bas. Et nous - nous traînons fidèlement ce dont on nous charge, sur de fortes épaules et par-dessus d'arides montagnes!  Mon sage désir jaillissait de moi avec des cris et des rires; comme une sagesse sauvage vraiment il est né sur les montagnes! Je trace des cercles autour de moi et de saintes frontières; il y en a toujours moins qui montent avec moi sur des montagnes toujours plus hautes: j'élève une chaîne de montagnes toujours plus saintes.   Il doit en être ainsi, ô Zarathoustra, reprirent les animaux, en se pressant contre lui; mais ne veux-tu pas aujourd'hui monter sur une haute montagne? L'air est pur et aujourd'hui, mieux que jamais, on peut vivre dans le monde. - Oui, mes animaux, repartit Zarathoustra, vous conseillez à merveille et tout à fait selon mon coeur: je veux monter aujourd'hui sur une haute montagne! C'est pourquoi j'attends ici, rusé et moqueur, sur les hautes montagnes, sans être ni impatient ni patient, mais plutôt comme quelqu'un qui a désappris la patience, - puisqu'il ne "pâtit" plus. Car ma destinée me laisse du temps: m'aurait-elle oublié? Ou bien, assise à l'ombre derrière une grosse pierre, attraperait-elle des mouches? Et en vérité je suis reconnaissant à ma destinée éternelle de ne point me pourchasser ni me pousser et de me laisser du temps pour faire des farces et des méchancetés: en sorte qu'aujourd'hui j'ai pu gravir cette haute montagne pour y prendre du poisson. Un homme a-t-il jamais pris du poisson sur de hautes montagnes! Et quand même ce que je veux là-haut est une folie: mieux vaut faire une folie que de devenir solennel et vert et jaune à force d'attendre dans les profondeurs - bouffi de colère à force d'attendre comme le hurlement d'une sainte tempête qui vient des montagnes. Ris donc, ris, ma claire et bien portante méchanceté! Jette du haut des hautes montagnes ton scintillant rire moqueur! Suis-je donc à l'abri?" demanda Zarathoustra en riant. - "Les vagues autour de ta montagne montent et montent sans cesse, répondit le devin, les vagues de l'immense misère et de l'affliction: elles finiront bientôt par soulever ta barque en par t'enlever avec elle." Une heure ne s'était pas encore écoulée depuis que Zarathoustra s'était mis en route, dans ses montagnes et dans ses forêts, lorsqu'il vit tout à coup un singulier cortège.  C'est pourquoi je suis monté dans ces montagnes pour célébrer de nouveau une fête, comme il convient à un vieux pape et à un vieux père de l'église: car sache que je suis le dernier pape! - un fête de souvenir pieux et de culte divin. Alors je me suis enfui. Suis-je donc venu en vain dans ces forêts et dans ces montagnes?  C'était un homme pacifique, un doux prédicateur de montagnes, dont les yeux prêchaient la bonté même. Ainsi parla le prédicateur de la montagne, puis il tourna son regard vers Zarathoustra, - car jusqu'ici ses yeux étaient restés attachés avec amour sur les vaches. Mais Zarathoustra, tandis qu'il proférait ces dures paroles, le regardait toujours en face, avec un sourire, en secouant silencieusement la tête. "Tu te fais violence, prédicateur de la montagne, en usant de mots si durs. C'en est vraiment de trop; ces montagnes fourmillent de gens, mon royaume n'est plus de ce monde, j'ai besoin de montagnes nouvelles. Mon ombre m'appelle! Qu'importe mon ombre! Qu'elle me coure après! En vérité, ma folie a grandi dans les montagnes! Rien que pour en être spectateurs nous monterions volontiers sur des montagnes plus hautes que celle-ci. Et en vérité, beaucoup de regards se dirigent aujourd'hui vers ta montagne et ton arbre; un grand désir s'est mis en route et il y en a beaucoup qui se sont pris à demander: qui est Zarathoustra? Maintenant, les vagues montent et montent autour de ta montagne, ô Zarathoustra. Ce n'est pas vous que j'attendais dans ces montagnes. Ce n'est pas vous que j'attends ici dans ces montagnes, ce n'est pas avec vous que je descendrai vers les hommes une dernière fois. J'en attends d'autres ici sur ces montagnes et je ne veux point, sans eux, porter mes pas loin d'ici. Va-t-on dans les cavernes et sur les hautes montagnes pour faire un pareil festin? Maintenant seulement la montagne de l'avenir humain va enfanter. Dieu est mort: maintenant nous voulons - que le Surhumain vive. Ou vous montrer, à vous qui êtes errants, égarés et perdus dans la montagne, des sentiers plus faciles?  Faites comme le vent quand il s'élance des cavernes de la montagne: il veut danser à sa propre manière.  Il me semble presque que vous ayez envie, pardonnez-moi ma présomption, ô hommes supérieurs - envie de la vie la plus inquiétante et la plus dangereuse, qui m'inspire le plus de crainte à moi, la vie des bêtes sauvages, envie de forêts, de cavernes, de montagnes abruptes et de labyrinthes.  Le matin cependant, au lendemain de cette nuit, Zarathoustra sauta de sa couche, se ceignit les reins et sortit de sa caverne, ardent et fort comme le soleil du matin qui sort des sombres montagnes. "Grand astre, dit-il, comme il avait parlé jadis, profond oeil de bonheur, que serait tout ton bonheur, si tu n'avais pas ceux que tu éclaires! Et s'ils restaient dans leurs chambres, tandis que déjà tu es éveillé et que tu viens donner et répandre: comme ta fière pudeur s'en fâcherait! Eh bien! ils dorment encore, ces hommes supérieurs, tandis que moi je suis éveillé: ce ne sont pas là mes véritables compagnons! Ce n'est pas eux que j'attends ici dans mes montagnes.  Ainsi parlait Zarathoustra et il quitta sa caverne, ardent et fort comme le soleil du matin qui surgit des sombres montagnes.