Christian Besson


RÉFLEXIONS MORPHOLOGIQUES
LeSite de David Boeno



Archive, musée d’artiste et encyclopédie
Les archives d’un artiste ne s’arrêtent pas à l’ensemble des traces directement liées à la production de ses œuvres. Celles qui nous renseignent sur son savoir, sa culture et ses goûts intéressent également l’histoire de l’art. Le cas du Pop’ Art, par exemple, est là pour nous mettre la puce à l’oreille : ses précurseurs anglais ont procédé directement à la collecte de documents et d’objets provenant de la culture de masse 1 ; la dénomination ambivalente, Pop’ Art, recouvrant à la fois les œuvres de la culture de masse — ses « archives » — et le mouvement artistique reconnu sous ce label au sein de la high culture. Les archives de ce type nous introduisent dans l’« encyclopédie » de l’artiste, dans le vaste stock virtuel ou concret dans lequel il va puiser pour construire son monde fictif. Le milieu littéraire procède de même. Charles Andler, par exemple, a noté combien lui avait été précieux, pour rédiger sa monumentale biographie de Nietzsche, le catalogue de la bibliothèque du philosophe, ainsi que la liste des livres que ce dernier avait empruntés à la bibliothèque de Bâle. L’esthétique de la réception nous apprend qu’en retour notre compréhension des œuvres repose sur notre capacité à convoquer tout ou partie de cette encyclopédie implicite. Certains amateurs d’art (historiens, collectionneurs, etc.) se méfient de la fréquentation directe des artistes, par peur que les relations personnelles ne nuisent à l’indépendance de leur jugement : ils ont tort, car il y a beaucoup à apprendre en épluchant les rayons de bibliothèque des artistes, ou les curiosités accumulées à leur domicile ou à l’atelier 2 ; notre connaissance de Breton et du surréalisme passe aussi par sa collection (désormais exposées à Beaubourg). L’idée d’une encyclopédie implicite à la fois mise en œuvre par l’artiste et reconstituée par inférences par le spectateur ou le lecteur a été formulée et étudiée par Umberto Eco, dans Lector in Fabula 3  et dans quelques autres ouvrages. L’histoire de l’art, coutumière de la recherche des « sources », et parfois enfermée dans celle des « influences », devrait être sensible à ce concept d’encyclopédie qui permet de comprendre comment des idées ou des formes transitent et sont traduites d’un domaine à l’autre, et comment une œuvre est au centre d’un réseau de connexions.
    De nombreux artistes contemporains ont rendu explicite cette encyclopédie en en faisant l’objet même de leur œuvre, et la construction d’un monde fictif a pu alors prendre la forme de collections ou de musées personnels 4. Il nous suffira d’évoquer la Boîte-en-valise de Marcel Duchamp, et les noms de Joseph Cornell, Claes Oldenburg, Marcel Broodthaers, Daniel Spoerri, Robert Filliou, Herbert Distel, Christian Boltanski, Claudio Costa, Vera Frenkel, Gilles Mahé ; (j’en oublie, mais il suffit de se plonger dans le catalogue de l’exposition Voilà 5, pour avoir bien d’autres adresses).
Au même titre que le musée d’artiste, ou que la collection, évoquée plus haut, remontant à la préhistoire du Pop Art, un site Web constitue également une sorte de collection d’image et de textes. Le Site, œuvre de David Boeno, nous invite à examiner plus avant ce double rapprochement avec le musée et avec la collection, et à en extraire un certain nombre de traits morphologiques.

Dispositif
LeSite n’est pas à vrai dire un site Web. C’est plus exactement une collection d’images et de documents organisée à la façon d’un tel site. L’artiste a, pour ce faire, simplement détourné le logiciel de navigation Netscape (disponible gratuitement), dont il n’utilise que la fonction d’éditeur. L’œuvre tient sur un disque compact, s’installe facilement sur un ordinateur et se visite comme n’importe quel site. Avec cette œuvre, le travail de « copiste  6» que l’artiste a entrepris depuis 1988 renouvelle sa forme. Depuis sa première présentation en 1998, LeSite s’est accru, en documents, mais aussi en liens permettant d’y circuler, et même en modes d’accès, puisqu’il intègre depuis peu une fonction de recherche 7.
    Commençons par les images et les textes collectionnés par David Boeno. Ils se rassemblent en séries : les étoiles à cinq branches, les pentagrammes, les polyèdres, les coniques, les quatre éléments, les thèmes de la lumière, du sang, de l’eau, etc. ; ils s’organisent autour de personnages : Homère, Euclide,  Képler, etc. ; ils s’indexent en plus d’une dizaine de langues. De toute évidence, ils ont été puisés aux meilleures sources documentaires. Les bibliothèques les plus prestigieuses ont été sollicitées, les plus anciens manuscrits recopiés ou photographiés. Ces documents n’ont subi aucune manipulation autre que l’épreuve du scanner et de la numérisation ; les principaux modes d’être qui leur sont imposés sont ceux de l’ostension et de la juxtaposition. Nulle autre syntaxe ne les relie que celle qui naît de l’usage du Site et du libre parcours que le visiteur établit de l’un à l’autre. Si une image globale se dégage cependant d’une telle œuvre, c’est du seul fait que ces images se retrouvent ensemble sur le même site, dans cette même boîte qui est là devant moi, sur cet écran où tour à tour elles apparaissent au gré de mon bon plaisir. Car tout ce Site s’ordonne par la grâce du visiteur, dispose, pour son regard et ses pas, ses fenêtres et ses circuits d’accès. Je ne visite pas une telle œuvre en public, en obéissant à un parcours établi, mais en dirige l’apparition (privée) depuis mon libre arbitre. Le visiteur, le sujet, y est comme au centre d’une pièce depuis laquelle il peut accéder à différentes voies, qui elles-mêmes ouvrent sur différentes salles, depuis lesquelles il peut passer à d’autres salles et, empruntant des escaliers dérobés, des couloirs de service ou des raccourcis, changer de direction ou revenir en arrière…
    L’artiste, c’est indéniable, utilise une nouvelle « technologie  8» et fait œuvre originale. Les collections ou les musées d’artistes des années 1960 et 1970 ne s’emparaient pas de la sorte d’une technique up to date ; ils mimaient au contraire des formes muséographiques déclassées, celles des vieux musées d’ethnologie par exemple, quand ils n’essayaient pas de ranimer l’ambiance des vieux cabinets de curiosité. Une littérature copieuse, qui se penche sur la « mise en réseau » du savoir, sur le nouvel espace de communication incarné par le World Wide Web, insiste à juste titre sur les traits particuliers de ce dispositif : anonymat, ubiquité, interactivité, etc. Ce discours, souvent futuriste, fasciné par son objet, accentue cependant la rupture en y projetant un développement inédit, coupé de tout passé. LeSite de David Boeno permet a contrario d’en entrevoir l’archéologie. Un tel dispositif qui construit le mémorable comme collection, qui transfère des images à la façon d’objets ready-mades, qui les modalise selon le Voir, qui ordonne le mémorable autour d’un individu et qui suppose le libre parcours de celui-ci, conserve en effet bien des traits des dispositifs qui ordonnent le mémorable à la Renaissance. C’est pourquoi, il me semble utile d’établir une comparaison morphologique en convoquant le double registre de l’Ars Memorandi et des Kunst- und Wunderkammern.

La place du sujet
Le copiste incarné par David Boeno ne nous renvoie pas exactement au moine dans le scriptorium du monastère, tel qu’Umberto Eco nous en restitue l’image dans le Nom de la rose. Il n’est ni le moine du haut Moyen Âge réalisant un objet précieux d’autant moins lu qu’il est plus rare, ni même l’intellectuel qui apparaît au douzième siècle et nous introduit déjà dans l’espace public moderne de la lecture 9. Installé devant son ordinateur, il n’a devant lui aucun volume parcheminé ouvert, il ne trempe sa plume dans aucun encrier. Nous devons prendre cette image du moine studieux à une époque plus tardive, quand elle devient celle d’un individu ordonnant autour de lui différentes fenêtres et voies d’accès à une mémoire, bref quand elle devient une image humaniste. Adalgisa Lugli 10 en voit un premier exemple dans les nombreuses représentations de saint Jérôme dans sa cellule. Le moine studieux est au centre de l’espace, entouré de meubles et d’objets qui sont autant de symboles de sa relation personnelle au savoir humaniste naissant. Dans le Saint Augustin de Carpaccio (Venise, Scuola di San Giorgio agli Schiavoni), par exemple, il y a autant de signes de la méditation religieuse que d’instrument du savoir humaniste : astrolabes, sphères armillaires, clepsydre, font pendant à la chapelle et aux instruments du culte ; une petite collection d’antiquités (vases et petits bronzes) est sur une étagère ; les livres ouverts appartiennent aux deux mondes. Les studioli du Quattrocento s’ordonnent pareillement autour d’un personnage et déploient sur leur mur tout un programme iconographique qui symbolise sa relation privée au savoir : studiolo de Federico da Montefeltro à Urbino et à Gubbio, de Lionel d’Este à Ferrare, d‘Isabelle à Mantoue, etc.

Dispositif visuel de la Wunderkammer
Toujours selon Lugli, le raccord entre les Wunderkammern nordiques du siècle suivant et l’existence antérieure de collections de type trésor ecclésiastique ou Schatzkammer princière passe par les collections de Jean de Berry et de ses frères, et par les studioli italiens. Si les collections du fils bibliophile de Charles V sont composées de naturalia et de mirabilia et ont déjà une vocation encyclopédique, le studiolo s’en distingue parce qu’il est, comme le remarque Lugli, une « histoire de quatre murs ». Les nombreux catalogues que l’on va dresser des collections de Wunderkammern (collections de Ferdinand du Tyrol à Ambras, musée de Ferrante Imperato, de Neickel ou autres) ont tous cette particularité de s’ouvrir sur un frontispice dont le Leitmotiv est de montrer la « boîte » sur les parois de laquelle se déploient étagères et casiers de rangement qui accueillent naturalia et mirabilia, comme une mise en vue unitaire de la collection, elle-même totalité résumée du savoir. Dans son microcosme la Wunderkammer veut refléter le macrocosme en son entier ; elle est en cela un modèle réduit, une maquette — au sens où Lévi-Strauss voit dans cette dernière le modèle de tout œuvre d’art. Le studiolo et la Wunderkammer ont du reste leur propre modèle réduit dans les meubles qui en reproduisent le caractère de structure de rangement : armoires complexes, voire cabinets portables qui répondront à un souci de disponibilité mobile du savoir miniaturisé qui leur sera confié. De tels meubles, reproduits en trompe-l’œil, portes ouvertes, tiroirs bâillant, se disposent au regard qui peut embrasser leur contenu d’un coup. Ils reprennent le schéma spatial des cabinets de curiosité en tant qu’espace unifiant un savoir hétéroclite. Dans ce schéma le prince ou l’érudit est au centre d’un dispositif qui se déploie pour l’œil comme un théâtre. La métaphore subsistera jusque dans le dix-neuvième siècle où l’on continuera de nommer « théâtre », des recueils encyclopédiques.

Ars Memorandi

Il faut aussi s’arrêter sur les théâtres de mémoire qui voient le jour à la même époque, et dont l’arbre généalogique est bien différent de celui des collections. Dernier rejeton de l’Ars Memorandi 11, ils donnent une forme concrète et littérale à une pratique qui, à l’origine, était liée à l’art oratoire. Pour mémoriser une plaidoirie, un discours politique ou un éloge funèbre, si l’on suivait l’anonyme Rhetorica ad Herennium ou le De Inventione de Cicéron, il fallait disposer sur une scène imaginaire une succession de lieux, espaces concrets ou objets symboliques susceptible de provoquer la remémoration de tel ou tel moment du discours. Le mécanisme de remémoration suppose de remonter du lieu au récit. Inversement, l’art de la mémoire commande d’associer divers moments à des lieux et de disposer ceux-ci devant les yeux. Aristote, pour sa part, rapprochait les lieux des prémisses qui permettent de mieux raisonner quand elles sont « classées devant l’œil de l’esprit, chacune sous son chiffre  12». L’Ars Memorandi suppose donc à la fois une sorte de pensée associative et iconique qui « chiffre », et le règne d’une figure de rhétorique, celle de l’hypotypose (supériorité de la vue sur les autres sens, dit Cicéron). Il suppose aussi qu’à l’enchaînement du récit se substitue la collection parataxique des lieux. Aristote, l’auteur des Topiques, que Platon traitait dit-on de « liseur », fut le premier à collectionner les lieux, à dresser des catalogues de prémisses, à pratiquer la « mise en fiche ». C’était, comme le font nos artistes contemporains qui collectionnent, cartographient, font des constats et des relevés, dressent des inventaires, s’emparent des formes muséographiques, et misent sur l’exposition, subordonner le narratif au descriptif 13.
Producteur de lieux imaginaires, l’art de la mémoire en donnera une version matérielle, à la Renaissance sous la forme architecturale de « théâtres ». Le plus fameux d’entre eux, le Théâtre de la Mémoire conçu par Giulio Camillo 14, était une maquette en bois qui ordonnait le savoir en images disposées selon un hémicycle de sept travées et sept gradins. Derrière ces images : des tiroirs, des boîtes, des coffres contenant des papiers où étaient transcrits des discours. « Le spectateur, écrit un témoin de l’époque 15, peut percevoir d’un seul coup d’œil tout ce qui, autrement, reste caché dans les profondeurs de l’esprit humain. Et c’est à cause de cette vision physique qu’il l’appelle un théâtre ». Frances A. Yates remarque justement, à ce propos, qu’un tel théâtre « renverse la fonction normale du théâtre. Il n’y a pas de public assis à sa place pour regarder la pièce jouée sur la scène. Le “spectateur” solitaire du Théâtre se tient debout là où devrait se trouver la scène et il regarde vers l’auditorium, contemplant les images qui se trouvent sur les portes — sept fois sept — disposées sur les sept volées de gradins. »

Hypotypose et ready-made
L’art de la mémoire, avons nous dit, recourt à l’hypotypose, il présente à la vue des images mentales ; le cabinet de curiosité, lui, déploie ses objets sur les parois de sa boîte ; le théâtre de mémoire dispose ses images en gradin. Ces modes d’ostension supposent un transfert premier des images et des objets, une première appropriation. Adalgisa Lugli a rapproché le traitement de l’objet dans la Wunderkammer de celui qu’il subit dans notre moderne art pour devenir un ready-made. L’œuf d’autruche est suspendu à une chaîne, la corne de licorne fixée à la verticale sur un présentoir, le Nautile serti sur un trépied, etc. La présentation de l’objet ready-made entraîne non moins des aménagements de celui-ci : urinoir basculé à quatre-vingt-dix degrés, fourche de la roue de bicyclette fixée sur un tabouret, etc. (sans parler du fait qu’il est doté d’un titre et, le cas échéant, d’une signature). Quand l’objet n’a pas été retouché, il est tout de même isolé, entouré d’un blanc qui fonctionne comme le substitut du cadre ou du socle. La cleptomanie du collectionneur pop d’images de magazines, comme celle du webmaster « surfant » sur Internet pour « importer » des documents, a aussi pour effet un transfert, et celui-ci entraîne non moins un aménagement. L’image, le document numérisé, voit ses paramètres (densité, couleur, contrastes) plusieurs fois traduits, son cadrage éventuellement transformé ; le site où il échoit lui offre un nouveau cadre. Même lorsque le copieur affiche une neutralité opératoire et un laconisme duchampien, le transfert, qui sélectionne, extrait et range dans un ordre abstrait (alphabétique ou autre), transforme le donné de départ en document, lui donne un autre statut, celui précisément du mémorable 16.

« Hypertexte », lieu et index
David Boeno, en nourrissant son Site de documents empruntés à la culture hébraïque, gréco-latine, arabe, humaniste et classique, nous invite à dresser la liste des traits que le dispositif d’un site Web partage avec d’autres épisodes de la mise en ordre du savoir. Comme l’utilisateur royal du Théâtre de Camillo, celui du Site est seul face à un ensemble d’images qui lui permettent d’accéder à des documents en réserve. Ces images, signes, textes, ou représentations, sont autant de portes qui ouvrent sur d’autres images ou documents. La zone à activer, là où le pointeur se transforme en main, fonctionne à cet effet comme les images chiffrées qui ouvrent les tiroirs et les coffres du Théâtre de la Mémoire. Certes ce dernier distinguait soigneusement le chiffre et le document, alors que pour LeSite, comme pour tout site Web, les liens « hypertextuels » sont multiples, et chaque item est à la fois un document et un moyen d’accès. Toute zone qui permet d’ouvrir un lien entretient avec celui-ci une relation à la fois concrète et abstraite, indexicale et symbolique, in praesentia et in abstentia. Car si le lien informatique est bien réel, s’il indique une fenêtre nouvelle à ouvrir, au même titre que les images sur les tiroirs de Camillo étaient en relation directe avec leur contenu, chaque zone n’est choisie qu’en fonction d’une relation symbolique supposée avec tel ou tel document à ouvrir. La gratuité, l’arbitraire de telle ou telle zone à activer par rapport à ce qu’elle appelle, ne faisant que confirmer l’appartenance de leur relation à un code abstrait. La contiguïté, le lien direct, la notion même d’indication (le fameux index de Peirce — si tant est qu’indication et index soient la même chose) est là pour nous faire croire à une présence, à un réel. À cet égard, Patricia Falguières 17 a raison de rappeler que le « lieu », s’il permet d’indexer son contenu, « loge et désigne la chose sans participer de sa nature. Il n’a que des références provisoires et conventionnelles. » Il faut en conséquence lui accorder un « statut sémiotique ». Une image apparue sur l’écran, si elle est dotée de liens, a donc une double fonction : signe iconique et/ou symbolique, elle renvoie aux autres images de sa série ; signe indexical, « lieu », elle ouvre sur telle ou telle autre image/fenêtre qui lui est attachée. Quand la copie ruine l’identité de l’image, la relation indexicale qui structure le parcours du visiteur finit par être sa propre fin. Comme le remarque encore Falguières, « l’index — le lieu — est une “note commune des choses”, il est, au sens propre trivial : comme l’hermès qui, au carrefour, indique sa route au voyageur. C’est de cette indifférence aux configurations énonciatives, de cette absence de “propre”, qu’il tire sa puissance opératoire, sa vertu classificatrice. » Ainsi vont les lieux du Site : menus déroulant (sommaire général et liste thématique), listes de renvois horizontales, damiers de photographies, agrandissements, zones à activer, mots en hébreux que le pointeur transforme en grec, animation d’image, bandes sonores, etc.

Virtuel versus mélancolie
Boeno ne cache pas son amusement devant la multiplication des versions d’une même figure, celle du pentagramme par exemple, et devant leur métamorphose en images de tous ordres — ce qu’il appelle des « avatars ». Le travail du « copiste » conteste ainsi aussi bien l’idée d’unicité des figures que celle de leur authenticité. La copie, dans sa version la plus ancienne, « virtualise » déjà le texte. Celui-ci, note Pierre Lévy 18, a été dès son origine une entité virtuelle que la lecture actualisait en versions, copies, traductions, exemplaires (tous avatars qui intéressent notre copiste). Internet, à cet égard, ne fait que démultiplier ce mode d’existence abstrait.
La virtualisation de la mémoire, quant à elle, est déjà à l’œuvre dans le Théâtre de Mémoire, et même auparavant dans l’antique Ars Memorandi et dans toute technique de mémorisation et de constitution de lieux, dans ces lieux qui, depuis Aristote, typologisent le discours, et permettent d’en avoir une version chiffrée et en quelque sorte condensée. Nul ne contestera cependant qu’avec le Web, un changement d’échelle a été franchi dans l’ordre du virtuel À cet égard, le choix de David Boeno de faire un simulacre de site, et non un site réellement consultable sur Internet, place son Site en retrait de cette virtualisation. Le cycle indéfini du dialogue et de la copie, la plasticité du savoir propre au Web, s’arrête avec la copie effectuée par l’artiste en raison même du fait qu’il ne remet pas en circulation son œuvre « en réseau » et qu’elle n’est pas modifiable par d’autres que lui.
C’est grâce à cette réserve que Le Site nous indique, dans notre moderne technique de la toile, la part d’historicité qui lui reste attachée. Les caractéristiques morphologiques que LeSite continue de partager avec l’Ars Memorandi, la Wunderkammer et le théâtre de mémoire sont toutes relatives au poste de travail, à l’interface qui me permet de communiquer avec la toile, et l’on peut soutenir qu’elles laissent de côté ce qui fait la différence de cette dernière, ce qui l’emporte ailleurs. L’artiste, très intuitivement, s’est en quelque sorte tourné vers la tradition, non sans laisser la porte ouverte à maints partis pris qui la conteste. Là-dessus, Pierre Lévy, qui a une vision très leroi-gourhannesque de l’évolution de l’outillage humain, montre assez que le procès de virtualisation a déjà commencé de puis longtemps. Il n’en demeure pas moins que l’artiste regarde en arrière, et que la collection d’images et de documents ne va pas sans quelque mélancolie. Comme le dit encore Adalgisa Lugli, « est “mélancolique” l’idée même d’assembler, de réunir des objets comme dans une vanitas pour en faire ensuite l’icône du détachement, c’est-à-dire du moment où on se soustrait au temps et à l’espace pour un espace et un temps “autres” 19 ». Le Site nous dit aussi de la sorte qu’au sein même de la moderne technique de communication en réseau la frénésie de constitution et de partages de fichiers et de banques de données de toutes sortes est un moderne Denkmalkultus, un culte qui continue et amplifie la transformation des ruines de notre culture en monuments 20.

2001


RÉFLEXIONS MORPHOLOGIQUES


1. Cf. l’œuvre d’Eduardo Paolozzi. Les objets présentés dans la 6e section de l’exposition This is Tomorrow (Londres, Whitechapel, 1956) provenaient en partie de sa collection ; il collectionnait les images de magazines (qui fournirent ensuite  le matériau de ses collages)  depuis 1947.
2. Frédéric Paul (« La bibliothèque de l’instituteur », Les Cahiers du MNAM, n° 72, été 2000), par exemple, a donné un éclairage intéressant de l’œuvre d’Hubert Duprat en faisant le relevé du classement de sa bibliothèque. J’ai étendu récemment l’examen à toutes sortes d’objets collectionnés par l’artiste (Hubert Duprat Theatrum, Paris, RMN, 2002).
3. Milan, Bompiani, 1979. (*Lector in Fabula, trad. de l’italien par Myriem Bouzaher, Paris, Grasset, 1985.) Dès son Trattato di semiotica generale (Milan, Bompiani, 1975 ; A Theory of Semiotics, Bloomington, Indiana U.P., 1975), Eco opposait déjà le modèle sémantique de l’encyclopédie à celui du dictionnaire (cf. p. 140-177 : §§ 2.10, « Il Modello Katz-Fodor », 2.11, « Il Modello Semantico Riformulato », et 2.12 « Il Modello Quillian »). Cf. également : — Semiotica e filosofia del linguagio, Turin, Einaudi. 1984, chap. II. (*Sémiotique et philosophie du langage, trad. de l’italien par Myriem Bouzaher, Paris, Puf, 1988, p. 63-137 : « Dictionnaire versus encyclopédie ».) — « Note sur la sémiotique de la réception », Actes sémiotiques. Documents du Groupe de Recherches sémio-linguistiques, vol. IX, n° 81, Paris, EHESS-CNRS, 1987. — I limiti dell’interpretazione, Milan, gruppo ed. Fabbri, Bompiani, Sonzogno, Etas, 1990. (*Les limites de l’interprétation, trad. de l’italien par Myriem Bouzaher, Paris, Grasset, 1992.) — Kant e l’Ornitorinco, Milan, Bompiani, 1997 : chap. IV. (*Kant et l’Ornithorynque, trad. de l’italien par Julien Gayrard, Paris, Grasset, 1999, p. 229-284 : « L’ornithorynque entre dictionnaire et encyclopédie ».)
4. Le phénomène prit de l’ampleur à partir de 1972 où furent présentés le Mouse Museum de Claes Oldenburg (Cassel, Documenta V) et le Musée d’Art Moderne, Département des Aigles de Marcel Broodthaers (Kunsthalle de Düsseldorf). Cf. Museums by artists, recueil sur le sujet édité par A. A. Bronson et Peggy Gale (Toronto, Art Metropole, 1983), et notamment les essais de Walter Grasskamp et Wulf Herzogenrath. L’ensemble flou des musées d’artistes recoupe en partie celui des « mythologies individuelles », dont il est un mode d’expression privilégié.
5. Paris, Musée d’art moderne de la Ville, 2000.
6. Cf. Frédéric Valabrègue, « Le copiste », in catalogue David Boeno, Paris, AFAA/Tel Aviv, Musée d’art, 1993.
7. Le présent article a pour référence deux éditions, respectivement datées du 10 février 2000 et du 28 janvier 2002.
8. Il y a plus de vingt ans, Jacques Cellard pestait dans une chronique du Monde (23 mars 1980), contre l’usage abusif de ce mot, partout où « technique » suffirait. L’évolution de la langue a depuis été telle que « technique », ici, paraîtrait aujourd’hui incompréhensible.
9. Cf. Jacques Le Goff, Les intellectuels au Moyen Age, Paris, Le Seuil, coll. « le temps qui court », n° 3, p. 95 : « Le livre comme instrument ».
10. Naturalia et Mirabilia. Il Collezionismo enciclopedico nelle Wunderkammern d’Europa, Milan, Mazzotta, 1983. (*Naturalia et Mirabilia. Les cabinets de curiosité en Europe, trad. franç. préface de Roland Recht, Paris, Adam Biro, 1998.)
11. Sur tout ce sujet, cf. Frances A. Yates, The Art of Memory, Londres, Warburg Institute, 1966. (*L’Art de la mémoire, trad. de l’anglais par Daniel Arasse, Paris, Gallimard, NRF, « bibliothèque des histoires », 1975.)
12. Topiques, 163 b, 20-23, cité et traduit par Frances A. Yates. J. Tricot traduit « propositions définies en nombre ».
13. La Topographie anecdotée du hasard, de Daniel Spoerri (Paris, galerie Lawrence, 1962), a porté à son plus haut point cette subordination. Sur les deux notions en cause, cf. Philippe Hamon, Introduction à l’analyse du descriptif, Paris, Hachette, 1981.
14. Cf. Frances A. Yates, op. cit., chap. VI.
15. Viglius, Lettre à Érasme, citée par Frances A. Yates.
16. Jean-Philippe Antoine (« L’art d’accommoder les restes », in catalogue Feux pâles, Bordeaux, capcMusée d’art contemporain, 1990, p. 49-63), qui ne cite pas Adalgisa Lugli, rapproche également certains objets de l’art contemporain (ready-made duchampien, Merde d’artiste de Piero Manzoni, tableau-piège de Daniel Spoerri, etc.) des imagines memoriae. Il les oppose cependant aux objets de la Wunderkammer, ce qui me semble une erreur. L’objet de collection est aussi un objet mémorable, chargé de signification, un objet « sémiophore » comme dit Krzysztof Pomian (Collectionneurs, amateurs et curieux. Paris, Venise : XVIe-XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, NRF, « bibliothèque des histoires ») ; objet de curiosité exhibé, il est non moins un « monstre » que l’œuvre moderne dont la vertu réside dans le scandale.
17. « Le théâtre des opérations. Notes sur l’index, la méthode et la procédure », Les Cahiers du MNAM, n° 48, été 1994, p. 71. Cf. également : « Inventaire du mémorable », in catalogue Feux pâles, Bordeaux, capcMusée d’art contemporain, 1990, p. 15-30.
18. Qu’est-ce que le virtuel ?, Paris, La Découverte, coll. « Poche, essais ».
19. Adalgisa Lugli, « Mélancolie et collections », in catalogue Saturne en Europe, Strasbourg, Les musées de la Ville, 1988, p. 61-69.
20. Cf. Roland Recht, « Mélancolie moderne », ibidem, p. 28-60.