Christian Besson
RÉFLEXIONS MORPHOLOGIQUES
LeSite de David Boeno
Archive, musée d’artiste et encyclopédie
Les archives d’un artiste ne s’arrêtent pas à l’ensemble
des traces directement liées à la production de ses
œuvres. Celles qui nous renseignent sur son savoir, sa culture et ses
goûts intéressent également l’histoire de l’art. Le
cas du Pop’ Art, par exemple, est là pour nous mettre la
puce à l’oreille : ses précurseurs anglais ont
procédé directement à la collecte de documents et
d’objets provenant de la culture de masse 1 ; la
dénomination ambivalente, Pop’ Art, recouvrant à
la fois les œuvres de la culture de masse — ses
« archives » — et le mouvement artistique reconnu
sous ce label au sein de la high culture. Les archives de ce
type nous introduisent dans
l’« encyclopédie » de l’artiste, dans le
vaste stock virtuel ou concret dans lequel il va puiser pour construire
son monde fictif. Le milieu littéraire procède de
même. Charles Andler, par exemple, a noté combien lui
avait été précieux, pour rédiger sa
monumentale biographie de Nietzsche, le catalogue de la
bibliothèque du philosophe, ainsi que la liste des livres que ce
dernier avait empruntés à la bibliothèque de
Bâle. L’esthétique de la réception nous apprend
qu’en retour notre compréhension des œuvres repose sur notre
capacité à convoquer tout ou partie de cette
encyclopédie implicite. Certains amateurs d’art (historiens,
collectionneurs, etc.) se méfient de la
fréquentation directe des artistes, par peur que les relations
personnelles ne nuisent à l’indépendance de leur
jugement : ils ont tort, car il y a beaucoup à apprendre en
épluchant les rayons de bibliothèque des artistes, ou les
curiosités accumulées à leur domicile ou à
l’atelier 2 ; notre connaissance de Breton et du
surréalisme passe aussi par sa collection (désormais
exposées à Beaubourg). L’idée d’une
encyclopédie implicite à la fois mise en œuvre par
l’artiste et reconstituée par inférences par le
spectateur ou le lecteur a été formulée et
étudiée par Umberto Eco, dans Lector
in Fabula 3 et dans quelques autres
ouvrages. L’histoire de l’art, coutumière de la recherche des
« sources », et parfois enfermée dans
celle des « influences », devrait être
sensible à ce concept d’encyclopédie qui permet de
comprendre comment des idées ou des formes transitent et sont
traduites d’un domaine à l’autre, et comment une œuvre est au
centre d’un réseau de connexions.
De nombreux artistes contemporains ont rendu
explicite cette encyclopédie en en faisant l’objet même de
leur œuvre, et la construction d’un monde fictif a pu alors prendre la
forme de collections ou de musées personnels
4. Il nous suffira d’évoquer la
Boîte-en-valise de Marcel Duchamp, et les noms de Joseph Cornell,
Claes Oldenburg, Marcel Broodthaers, Daniel Spoerri, Robert Filliou,
Herbert Distel, Christian Boltanski, Claudio Costa, Vera Frenkel,
Gilles Mahé ; (j’en oublie, mais il suffit de se plonger
dans le catalogue de l’exposition Voilà 5,
pour avoir bien d’autres adresses).
Au même titre que le musée d’artiste, ou que la
collection, évoquée plus haut, remontant à la
préhistoire du Pop Art, un site Web constitue
également une sorte de collection d’image et de textes. Le Site,
œuvre de David Boeno, nous invite à examiner plus avant ce
double rapprochement avec le musée et avec la collection, et
à en extraire un certain nombre de traits morphologiques.
Dispositif
LeSite n’est pas à vrai dire un site Web. C’est plus
exactement une collection d’images et de documents organisée
à la façon d’un tel site. L’artiste a, pour ce faire,
simplement détourné le logiciel de navigation Netscape
(disponible gratuitement), dont il n’utilise que la fonction
d’éditeur. L’œuvre tient sur un disque compact, s’installe
facilement sur un ordinateur et se visite comme n’importe quel site.
Avec cette œuvre, le travail de « copiste
6» que l’artiste a entrepris depuis 1988
renouvelle sa forme. Depuis sa première présentation en
1998, LeSite s’est accru, en documents, mais aussi en liens
permettant d’y circuler, et même en modes d’accès,
puisqu’il intègre depuis peu une fonction de recherche 7.
Commençons par les images et les textes
collectionnés par David Boeno. Ils se rassemblent en
séries : les étoiles à cinq branches, les
pentagrammes, les polyèdres, les coniques, les quatre
éléments, les thèmes de la lumière, du
sang, de l’eau, etc. ; ils s’organisent autour de
personnages : Homère, Euclide, Képler,
etc. ; ils s’indexent en plus d’une dizaine de langues. De toute
évidence, ils ont été puisés aux meilleures
sources documentaires. Les bibliothèques les plus prestigieuses
ont été sollicitées, les plus anciens manuscrits
recopiés ou photographiés. Ces documents n’ont subi
aucune manipulation autre que l’épreuve du scanner et de la
numérisation ; les principaux modes d’être qui leur
sont imposés sont ceux de l’ostension et de la juxtaposition.
Nulle autre syntaxe ne les relie que celle qui naît de l’usage du
Site et du libre parcours que le visiteur établit de l’un
à l’autre. Si une image globale se dégage cependant d’une
telle œuvre, c’est du seul fait que ces images se retrouvent ensemble
sur le même site, dans cette même boîte qui est
là devant moi, sur cet écran où tour à tour
elles apparaissent au gré de mon bon plaisir. Car tout ce Site
s’ordonne par la grâce du visiteur, dispose, pour son regard et
ses pas, ses fenêtres et ses circuits d’accès. Je ne
visite pas une telle œuvre en public, en obéissant à un
parcours établi, mais en dirige l’apparition (privée)
depuis mon libre arbitre. Le visiteur, le sujet, y est comme au centre
d’une pièce depuis laquelle il peut accéder à
différentes voies, qui elles-mêmes ouvrent sur
différentes salles, depuis lesquelles il peut passer à
d’autres salles et, empruntant des escaliers dérobés, des
couloirs de service ou des raccourcis, changer de direction ou revenir
en arrière…
L’artiste, c’est indéniable, utilise une nouvelle « technologie 8» et fait œuvre originale. Les collections ou les
musées d’artistes des années 1960 et 1970 ne
s’emparaient pas de la sorte d’une technique up to date ;
ils mimaient au contraire des formes muséographiques
déclassées, celles des vieux musées d’ethnologie
par exemple, quand ils n’essayaient pas de ranimer l’ambiance des vieux
cabinets de curiosité. Une littérature copieuse, qui se
penche sur la « mise en réseau » du
savoir, sur le nouvel espace de communication incarné par le World
Wide Web, insiste à juste titre sur les traits particuliers
de ce dispositif : anonymat, ubiquité,
interactivité, etc. Ce discours, souvent futuriste,
fasciné par son objet, accentue cependant la rupture en y
projetant un développement inédit, coupé de tout
passé. LeSite de David Boeno permet a contrario
d’en entrevoir l’archéologie. Un tel dispositif qui construit le
mémorable comme collection, qui transfère des images
à la façon d’objets ready-mades, qui les modalise
selon le Voir, qui ordonne le mémorable autour d’un individu et
qui suppose le libre parcours de celui-ci, conserve en effet bien des
traits des dispositifs qui ordonnent le mémorable à la
Renaissance. C’est pourquoi, il me semble utile d’établir une
comparaison morphologique en convoquant le double registre de l’Ars
Memorandi et des Kunst- und Wunderkammern.
La place du sujet
Le copiste incarné par David Boeno ne nous renvoie pas
exactement au moine dans le scriptorium du monastère,
tel qu’Umberto Eco nous en restitue l’image dans le Nom de la rose.
Il n’est ni le moine du haut Moyen Âge réalisant un objet
précieux d’autant moins lu qu’il est plus rare, ni même
l’intellectuel qui apparaît au douzième siècle et
nous introduit déjà dans l’espace public moderne de la lecture 9.
Installé devant son ordinateur, il n’a devant lui aucun volume
parcheminé ouvert, il ne trempe sa plume dans aucun encrier.
Nous devons prendre cette image du moine studieux à une
époque plus tardive, quand elle devient celle d’un individu
ordonnant autour de lui différentes fenêtres et voies
d’accès à une mémoire, bref quand elle devient une
image humaniste. Adalgisa Lugli 10 en voit un
premier exemple dans les nombreuses représentations de saint
Jérôme dans sa cellule. Le moine studieux est au centre de
l’espace, entouré de meubles et d’objets qui sont autant de
symboles de sa relation personnelle au savoir humaniste naissant. Dans
le Saint Augustin de Carpaccio (Venise, Scuola di San Giorgio
agli Schiavoni), par exemple, il y a autant de signes de la
méditation religieuse que d’instrument du savoir
humaniste : astrolabes, sphères armillaires, clepsydre,
font pendant à la chapelle et aux instruments du culte ;
une petite collection d’antiquités (vases et petits bronzes) est
sur une étagère ; les livres ouverts appartiennent
aux deux mondes. Les studioli du Quattrocento
s’ordonnent pareillement autour d’un personnage et déploient sur
leur mur tout un programme iconographique qui symbolise sa relation
privée au savoir : studiolo de Federico da
Montefeltro à Urbino et à Gubbio, de Lionel d’Este
à Ferrare, d‘Isabelle à Mantoue, etc.
Dispositif visuel de la Wunderkammer
Toujours selon Lugli, le raccord entre les Wunderkammern
nordiques du siècle suivant et l’existence antérieure de
collections de type trésor ecclésiastique ou Schatzkammer
princière passe par les collections de Jean de Berry et de ses
frères, et par les studioli italiens. Si les collections
du fils bibliophile de Charles V sont composées de naturalia
et de mirabilia et ont déjà une vocation
encyclopédique, le studiolo s’en distingue parce qu’il
est, comme le remarque Lugli, une « histoire de quatre
murs ». Les nombreux catalogues que l’on va dresser des
collections de Wunderkammern (collections de Ferdinand du Tyrol
à Ambras, musée de Ferrante Imperato, de Neickel ou
autres) ont tous cette particularité de s’ouvrir sur un
frontispice dont le Leitmotiv est de montrer la
« boîte » sur les parois de laquelle se
déploient étagères et casiers de rangement qui
accueillent naturalia et mirabilia, comme une mise en
vue unitaire de la collection, elle-même totalité
résumée du savoir. Dans son microcosme la Wunderkammer
veut refléter le macrocosme en son entier ; elle est en
cela un modèle réduit, une maquette — au sens où
Lévi-Strauss voit dans cette dernière le modèle de
tout œuvre d’art. Le studiolo et la Wunderkammer ont du
reste leur propre modèle réduit dans les meubles qui en
reproduisent le caractère de structure de rangement :
armoires complexes, voire cabinets portables qui répondront
à un souci de disponibilité mobile du savoir
miniaturisé qui leur sera confié. De tels meubles,
reproduits en trompe-l’œil, portes ouvertes, tiroirs bâillant, se
disposent au regard qui peut embrasser leur contenu d’un coup. Ils
reprennent le schéma spatial des cabinets de curiosité en
tant qu’espace unifiant un savoir hétéroclite. Dans ce
schéma le prince ou l’érudit est au centre d’un
dispositif qui se déploie pour l’œil comme un
théâtre. La métaphore subsistera jusque dans le
dix-neuvième siècle où l’on continuera de nommer
« théâtre », des recueils
encyclopédiques.
Ars Memorandi
Il faut aussi s’arrêter sur les théâtres de
mémoire qui voient le jour à la même époque,
et dont l’arbre généalogique est bien différent de
celui des collections. Dernier rejeton de l’Ars
Memorandi 11, ils donnent une forme
concrète et littérale à une pratique qui, à
l’origine, était liée à l’art oratoire. Pour
mémoriser une plaidoirie, un discours politique ou un
éloge funèbre, si l’on suivait l’anonyme Rhetorica ad
Herennium ou le De Inventione de Cicéron, il fallait
disposer sur une scène imaginaire une succession de lieux,
espaces concrets ou objets symboliques susceptible de provoquer la
remémoration de tel ou tel moment du discours. Le
mécanisme de remémoration suppose de remonter du lieu au
récit. Inversement, l’art de la mémoire commande
d’associer divers moments à des lieux et de disposer ceux-ci
devant les yeux. Aristote, pour sa part, rapprochait les lieux des
prémisses qui permettent de mieux raisonner quand elles sont
« classées devant l’œil de l’esprit, chacune sous son
chiffre 12». L’Ars Memorandi
suppose donc à la fois une sorte de pensée associative et
iconique qui « chiffre », et le règne
d’une figure de rhétorique, celle de l’hypotypose
(supériorité de la vue sur les autres sens, dit
Cicéron). Il suppose aussi qu’à l’enchaînement du
récit se substitue la collection parataxique des lieux.
Aristote, l’auteur des Topiques, que Platon traitait dit-on de
« liseur », fut le premier à collectionner
les lieux, à dresser des catalogues de prémisses,
à pratiquer la « mise en fiche ».
C’était, comme le font nos artistes contemporains qui
collectionnent, cartographient, font des constats et des
relevés, dressent des inventaires, s’emparent des formes
muséographiques, et misent sur l’exposition, subordonner le
narratif au descriptif 13.
Producteur de lieux imaginaires, l’art de la mémoire en donnera
une version matérielle, à la Renaissance sous la forme
architecturale de « théâtres ». Le
plus fameux d’entre eux, le Théâtre de la Mémoire
conçu par Giulio Camillo 14, était une
maquette en bois qui ordonnait le savoir en images disposées
selon un hémicycle de sept travées et sept gradins.
Derrière ces images : des tiroirs, des boîtes, des
coffres contenant des papiers où étaient transcrits des
discours. « Le spectateur, écrit un témoin de
l’époque 15, peut percevoir d’un seul coup
d’œil tout ce qui, autrement, reste caché dans les profondeurs
de l’esprit humain. Et c’est à cause de cette vision physique
qu’il l’appelle un théâtre ». Frances
A. Yates remarque justement, à ce propos, qu’un tel
théâtre « renverse la fonction normale du
théâtre. Il n’y a pas de public assis à sa place
pour regarder la pièce jouée sur la scène. Le
“spectateur” solitaire du Théâtre se tient debout
là où devrait se trouver la scène et il regarde
vers l’auditorium, contemplant les images qui se trouvent sur
les portes — sept fois sept — disposées sur les sept
volées de gradins. »
Hypotypose et ready-made
L’art de la mémoire, avons nous dit, recourt à
l’hypotypose, il présente à la vue des images
mentales ; le cabinet de curiosité, lui, déploie ses
objets sur les parois de sa boîte ; le théâtre
de mémoire dispose ses images en gradin. Ces modes d’ostension
supposent un transfert premier des images et des objets, une
première appropriation. Adalgisa Lugli a rapproché le
traitement de l’objet dans la Wunderkammer de celui qu’il subit
dans notre moderne art pour devenir un ready-made. L’œuf
d’autruche est suspendu à une chaîne, la corne de licorne
fixée à la verticale sur un présentoir, le Nautile
serti sur un trépied, etc. La présentation de
l’objet ready-made entraîne non moins des
aménagements de celui-ci : urinoir basculé à
quatre-vingt-dix degrés, fourche de la roue de bicyclette
fixée sur un tabouret, etc. (sans parler du fait qu’il est
doté d’un titre et, le cas échéant, d’une
signature). Quand l’objet n’a pas été retouché, il
est tout de même isolé, entouré d’un blanc qui
fonctionne comme le substitut du cadre ou du socle. La cleptomanie du
collectionneur pop d’images de magazines, comme celle du webmaster
« surfant » sur Internet pour
« importer » des documents, a aussi pour effet un
transfert, et celui-ci entraîne non moins un aménagement.
L’image, le document numérisé, voit ses paramètres
(densité, couleur, contrastes) plusieurs fois traduits, son
cadrage éventuellement transformé ; le site
où il échoit lui offre un nouveau cadre. Même
lorsque le copieur affiche une neutralité opératoire et
un laconisme duchampien, le transfert, qui sélectionne, extrait
et range dans un ordre abstrait
(alphabétique ou autre), transforme le donné de
départ en document, lui donne un autre statut, celui
précisément du mémorable 16.
« Hypertexte », lieu et index
David Boeno, en nourrissant son Site de documents
empruntés à la culture hébraïque,
gréco-latine, arabe, humaniste et classique, nous invite
à dresser la liste des traits que le dispositif d’un site Web
partage avec d’autres épisodes de la mise en ordre du savoir.
Comme l’utilisateur royal du Théâtre de Camillo, celui du Site
est seul face à un ensemble d’images qui lui permettent
d’accéder à des documents en réserve. Ces images,
signes, textes, ou représentations, sont autant de portes qui
ouvrent sur d’autres images ou documents. La zone à activer,
là où le pointeur se transforme en main, fonctionne
à cet effet comme les images chiffrées qui ouvrent les
tiroirs et les coffres du Théâtre de la Mémoire.
Certes ce dernier distinguait soigneusement le chiffre et le document,
alors que pour LeSite, comme pour tout site Web, les liens
« hypertextuels » sont multiples, et chaque item
est à la fois un document et un moyen d’accès. Toute
zone qui permet d’ouvrir un lien entretient avec celui-ci une relation
à la fois concrète et abstraite, indexicale et
symbolique, in praesentia et in abstentia. Car si le lien
informatique est bien réel, s’il indique une fenêtre
nouvelle à ouvrir, au même titre que les images sur les
tiroirs de Camillo étaient en relation directe avec leur
contenu, chaque zone n’est choisie qu’en fonction d’une relation
symbolique supposée avec tel ou tel document à ouvrir. La
gratuité, l’arbitraire de telle ou telle zone à activer
par rapport à ce qu’elle appelle, ne faisant que confirmer
l’appartenance de leur relation à un code abstrait. La
contiguïté, le lien direct, la notion même
d’indication (le fameux index de Peirce — si tant est
qu’indication et index soient la même chose) est là pour
nous faire croire à une présence, à un
réel. À cet égard, Patricia
Falguières 17 a raison de rappeler que le
« lieu », s’il permet d’indexer son contenu,
« loge et désigne la chose sans participer de sa
nature. Il n’a que des références provisoires et
conventionnelles. » Il faut en conséquence lui
accorder un « statut sémiotique ». Une
image apparue sur l’écran, si elle est dotée de liens, a
donc une double fonction : signe iconique et/ou symbolique, elle
renvoie aux autres images de sa série ; signe indexical,
« lieu », elle ouvre sur telle ou telle autre
image/fenêtre qui lui est attachée. Quand la copie ruine
l’identité de l’image, la relation indexicale qui structure le
parcours du visiteur finit par être sa propre fin. Comme le
remarque encore Falguières, « l’index — le lieu — est
une “note commune des choses”, il est, au sens propre trivial :
comme l’hermès qui, au carrefour, indique sa route au voyageur.
C’est de cette indifférence aux configurations
énonciatives, de cette absence de “propre”, qu’il tire sa
puissance opératoire, sa vertu classificatrice. »
Ainsi vont les lieux du Site : menus déroulant
(sommaire général et liste thématique), listes de
renvois horizontales, damiers de photographies, agrandissements, zones
à activer, mots en hébreux que le pointeur transforme en
grec, animation d’image, bandes sonores, etc.
Virtuel versus mélancolie
Boeno ne cache pas son amusement devant la multiplication des versions
d’une même figure, celle du pentagramme par exemple, et devant
leur métamorphose en images de tous ordres — ce qu’il appelle
des « avatars ». Le travail du
« copiste » conteste ainsi aussi bien
l’idée d’unicité des figures que celle de leur
authenticité. La copie, dans sa version la plus ancienne,
« virtualise » déjà le texte. Celui-ci, note Pierre Lévy 18, a été dès son origine une
entité virtuelle que la lecture actualisait en versions, copies,
traductions, exemplaires (tous avatars qui intéressent notre
copiste). Internet, à cet égard, ne fait que
démultiplier ce mode d’existence abstrait.
La virtualisation de la mémoire, quant à elle, est
déjà à l’œuvre dans le Théâtre de
Mémoire, et même auparavant dans l’antique Ars
Memorandi et dans toute technique de mémorisation et de
constitution de lieux, dans ces lieux qui, depuis Aristote,
typologisent le discours, et permettent d’en avoir une version
chiffrée et en quelque sorte condensée. Nul ne contestera
cependant qu’avec le Web, un changement d’échelle a
été franchi dans l’ordre du virtuel À cet
égard, le choix de David Boeno de faire un simulacre de site, et
non un site réellement consultable sur Internet, place son Site
en retrait de cette virtualisation. Le cycle indéfini du
dialogue et de la copie, la plasticité du savoir propre au Web,
s’arrête avec la copie effectuée par l’artiste en raison
même du fait qu’il ne remet pas en circulation son œuvre
« en réseau » et qu’elle n’est pas
modifiable par d’autres que lui.
C’est grâce à cette réserve que Le Site
nous indique, dans notre moderne technique de la toile, la part
d’historicité qui lui reste attachée. Les
caractéristiques morphologiques que LeSite continue de
partager avec l’Ars Memorandi, la Wunderkammer et le
théâtre de mémoire sont toutes relatives au poste
de travail, à l’interface qui me permet de communiquer avec la
toile, et l’on peut soutenir qu’elles laissent de côté ce
qui fait la différence de cette dernière, ce qui
l’emporte ailleurs. L’artiste, très intuitivement, s’est en
quelque sorte tourné vers la tradition, non sans laisser la
porte ouverte à maints partis pris qui la conteste.
Là-dessus, Pierre Lévy, qui a une vision très
leroi-gourhannesque de l’évolution de l’outillage humain, montre
assez que le procès de virtualisation a déjà
commencé de puis longtemps. Il n’en demeure pas moins que
l’artiste regarde en arrière, et que la collection d’images et
de documents ne va pas sans quelque mélancolie. Comme le dit
encore Adalgisa Lugli, « est “mélancolique”
l’idée même d’assembler, de réunir des objets comme
dans une vanitas pour en faire ensuite l’icône du
détachement, c’est-à-dire du moment
où on se soustrait au temps et à l’espace pour un espace
et un temps “autres” 19 ». Le Site nous dit
aussi de la sorte qu’au sein même de la moderne technique de
communication en réseau la frénésie de
constitution et de partages de fichiers et de banques de données
de toutes sortes est un moderne Denkmalkultus, un culte qui
continue et amplifie la transformation des ruines de notre culture en
monuments 20.
2001
RÉFLEXIONS MORPHOLOGIQUES
1. Cf. l’œuvre d’Eduardo
Paolozzi. Les objets présentés dans la 6e section de
l’exposition This is Tomorrow (Londres, Whitechapel, 1956) provenaient
en partie de sa collection ; il collectionnait les images de
magazines (qui fournirent ensuite le matériau de ses
collages) depuis 1947.
2. Frédéric
Paul (« La bibliothèque de
l’instituteur », Les Cahiers du MNAM, n° 72,
été 2000), par exemple, a donné un
éclairage intéressant de l’œuvre d’Hubert Duprat en
faisant le relevé du classement de sa bibliothèque. J’ai
étendu récemment l’examen à toutes sortes d’objets
collectionnés par l’artiste (Hubert Duprat Theatrum, Paris, RMN,
2002).
3. Milan, Bompiani, 1979.
(*Lector in Fabula, trad. de l’italien par Myriem Bouzaher, Paris,
Grasset, 1985.) Dès son Trattato di semiotica generale (Milan,
Bompiani, 1975 ; A Theory of Semiotics, Bloomington, Indiana U.P.,
1975), Eco opposait déjà le modèle
sémantique de l’encyclopédie à celui du
dictionnaire (cf. p. 140-177 : §§ 2.10,
« Il Modello Katz-Fodor », 2.11, « Il
Modello Semantico Riformulato », et 2.12 « Il
Modello Quillian »). Cf. également : — Semiotica
e filosofia del linguagio, Turin, Einaudi. 1984, chap. II.
(*Sémiotique et philosophie du langage, trad. de l’italien par
Myriem Bouzaher, Paris, Puf, 1988, p. 63-137 :
« Dictionnaire versus encyclopédie ».) —
« Note sur la sémiotique de la
réception », Actes sémiotiques. Documents du
Groupe de Recherches sémio-linguistiques, vol. IX,
n° 81, Paris, EHESS-CNRS, 1987. — I limiti
dell’interpretazione, Milan, gruppo ed. Fabbri, Bompiani, Sonzogno,
Etas, 1990. (*Les limites de l’interprétation, trad. de
l’italien par Myriem Bouzaher, Paris, Grasset, 1992.) — Kant e
l’Ornitorinco, Milan, Bompiani, 1997 : chap. IV. (*Kant et
l’Ornithorynque, trad. de l’italien par Julien Gayrard, Paris, Grasset,
1999, p. 229-284 : « L’ornithorynque entre
dictionnaire et encyclopédie ».)
4. Le phénomène
prit de l’ampleur à partir de 1972 où furent
présentés le Mouse Museum de Claes Oldenburg (Cassel,
Documenta V) et le Musée d’Art Moderne, Département des
Aigles de Marcel Broodthaers (Kunsthalle de Düsseldorf). Cf.
Museums by artists, recueil sur le sujet édité par A. A.
Bronson et Peggy Gale (Toronto, Art Metropole, 1983), et notamment les
essais de Walter Grasskamp et Wulf Herzogenrath. L’ensemble flou des
musées d’artistes recoupe en partie celui des
« mythologies individuelles », dont il est un
mode d’expression privilégié.
5. Paris, Musée d’art
moderne de la Ville, 2000.
6. Cf. Frédéric
Valabrègue, « Le copiste », in catalogue
David Boeno, Paris, AFAA/Tel Aviv, Musée d’art, 1993.
7. Le présent article a
pour référence deux éditions, respectivement
datées du 10 février 2000 et du 28 janvier 2002.
8. Il y a plus de vingt ans,
Jacques Cellard pestait dans une chronique du Monde (23 mars
1980), contre l’usage abusif de ce mot, partout où
« technique » suffirait. L’évolution de la
langue a depuis été telle que
« technique », ici, paraîtrait aujourd’hui
incompréhensible.
9. Cf. Jacques Le Goff, Les
intellectuels au Moyen Age, Paris, Le Seuil, coll. « le
temps qui court », n° 3, p. 95 :
« Le livre comme instrument ».
10. Naturalia et Mirabilia. Il
Collezionismo enciclopedico nelle Wunderkammern d’Europa, Milan,
Mazzotta, 1983. (*Naturalia et Mirabilia. Les cabinets de
curiosité en Europe, trad. franç. préface de
Roland Recht, Paris, Adam Biro, 1998.)
11. Sur tout ce sujet, cf.
Frances A. Yates, The Art of Memory, Londres, Warburg Institute,
1966. (*L’Art de la mémoire, trad. de l’anglais par Daniel
Arasse, Paris, Gallimard, NRF, « bibliothèque des
histoires », 1975.)
12. Topiques, 163 b,
20-23, cité et traduit par Frances A. Yates. J. Tricot
traduit « propositions définies en
nombre ».
13. La Topographie
anecdotée du hasard, de Daniel Spoerri (Paris, galerie Lawrence,
1962), a porté à son plus haut point cette subordination.
Sur les deux notions en cause, cf. Philippe Hamon, Introduction
à l’analyse du descriptif, Paris, Hachette, 1981.
14. Cf. Frances A. Yates,
op. cit., chap. VI.
15. Viglius, Lettre à
Érasme, citée par Frances A. Yates.
16. Jean-Philippe Antoine
(« L’art d’accommoder les restes », in catalogue
Feux pâles, Bordeaux, capcMusée d’art contemporain, 1990,
p. 49-63), qui ne cite pas Adalgisa Lugli, rapproche
également certains objets de l’art contemporain (ready-made
duchampien, Merde d’artiste de Piero Manzoni, tableau-piège de
Daniel Spoerri, etc.) des imagines memoriae. Il les oppose
cependant aux objets de la Wunderkammer, ce qui me semble une erreur.
L’objet de collection est aussi un objet mémorable,
chargé de signification, un objet
« sémiophore » comme dit Krzysztof Pomian
(Collectionneurs, amateurs et curieux. Paris, Venise : XVIe-XVIIIe
siècle, Paris, Gallimard, NRF, « bibliothèque
des histoires ») ; objet de curiosité
exhibé, il est non moins un « monstre »
que l’œuvre moderne dont la vertu réside dans le scandale.
17. « Le
théâtre des opérations. Notes sur l’index, la
méthode et la procédure », Les Cahiers du
MNAM, n° 48, été 1994, p. 71. Cf.
également : « Inventaire du
mémorable », in catalogue Feux pâles, Bordeaux,
capcMusée d’art contemporain, 1990, p. 15-30.
18. Qu’est-ce que le
virtuel ?, Paris, La Découverte, coll. « Poche,
essais ».
19. Adalgisa Lugli,
« Mélancolie et collections », in
catalogue Saturne en Europe, Strasbourg, Les musées de la Ville,
1988, p. 61-69.
20. Cf. Roland Recht,
« Mélancolie moderne », ibidem,
p. 28-60.